Nous devrions nous efforcer de comprendre ce que signifie le silence.
Cela fait près de deux mois que je n'ai pas rédigé un ligne. Pas un mot, pas un vers, pas un billet. Pas une pensée. Et je m'en inquiétais. Je m'en inquiétais, parce qu'aussi stupide que je suis, je reste attaché à cette belle phrase citée dans les Mots de sieur Sartre: nulla dies sine linea. Nul jour sans écrire. Et je n'écrivais pas.
Peut-être mes lecteurs, encore faut-il qu'ils soient encore vivants, se sont-ils demandés: pourquoi un tel silence ? Je me suis d'abord réfugié derrière l'excuse plate et sans justification aucune de mon travail. “Je ne peux critiquer mon job, vues les conséquences qui peuvent s'en suivre”. Il n'en est rien. Je n'écrirai pas sur le journalisme aujourd'hui, parce que j'en ai encore trop peu à dire. Il me semble tout simplement que j'étais arrivé au point où je n'avais plus rien à dire. Et je reprendrais ainsi la démonstration, brillante, du non moins incontournable Bernard Stiegler (cette partie me vaudra certainement des brimades innombrables d'un de mes confrères francais, mais peu importe). Prenons l'hypothèse, qui n'en est pas une, que l'intérêt de la vie est le savoir. Le savoir manuel, intellectuel, relationnel, amoureux, sexuel, politique, scientifique, humain. Et, pour parler dans des termes marxistes que j'utilise aujourd'hui de manière quasi-exclusive, tant ils me semblent éclairants et oubliés par notre Hexagone, l'homme doit actuellement, comme hier, faire face à sa propre prolétarisation. La prolétarisation n'a rien à voir avec la paupérisation, ni même avec l'absence de culture. La prolétarisation, c'est la suppression du savoir. L'ouvrier n'a pas besoin de savoir créer une machine, il doit savoir placer une pièce. L'homme n'a pas besoin de savoir cuisiner, éduquer, aimer, rêver, l'imaginaire marchand ou audiovisuel le fait pour lui. L'homme n'a pas besoin de savoir, il doit exécuter. Et c'est ici que la démonstration de Stiegler est absolument brillante: le terme “savoir”, que l'on peut considérer comme la base du sens que nous donnons à notre existence, se dit en latin “sapere”. “Sapere” est également à l'origine du terme “saveur”. En enlevant le savoir à l'homme, nous lui retirons la saveur de son existence.
Alors, je ne pense plus, je m'indigne. Je ne lis plus, j'absorbe. Je ne lutte plus, je regrette. Je n'ai rien à dire, et pourtant je le fais. Le mieux serait peut-être de se taire. Au moins un moment. Parce que nous n'avons rien à dire, parce que nous ne comprenons pas. Parce que la révolution arabe ne nous dit rien pour la simple raison que nous n'avons pas les concepts pour la saisir. Parce que le vide nous fait extrêmement peur. Nous continuons donc de parler. La dernière émission de Taddéï en est la preuve par A + B. Sans savoir, pas de saveur.
Le silence serait donc nécessaire au sens.
Des articles sensés devraient pleuvoir dans quelques semaines. Une fois le silence terminé.
Tudy
"Ce qu'on ne peut pas dire, il faut l'écrire.", écrit justement Derrida.
RépondreSupprimerPour ce qui est du savoir en perte chez les prolétaires, encore faut-il redéfinir ce que l'on nomme le "savoir", et s'apercevoir qu'il ne tient pas seulement dans des idées écrites ou bien orales. Comme tu dis Tudy (je ne m'en lasserai jamais), il y a toutes sortes de savoirs, mais il en est certains qu'on ne considère pas ainsi parce que justement ils ne se définissent pas en tant que tel - ou bien s'ils le font, ils s'en éloignent et deviennent un savoir autre que celui qu'ils tentaient de saisir. La philosophie est un savoir du concret, mais exprimée de façon telle que son objet revient toujours à la philosophie (ou à Raphaël Enthoven). Mais je m'éloigne du sujet, et ce n'est pas en s'éloignant du sujet, qu'on repeuplera la France.
Pour ce qui est du "Printemps arabe", je suis d'accord avec toi. Vu d'ici, ça ressemble à un fantasme occidental de petits bourgeois condescendants et frustrés par leurs propres gouvernements.
"La page blanche d'un cerisier en fleur." C'est une phrase de George Banu, professeur de théâtre et spécialiste de Tchekhov. Je crois qu'elle exprime assez bien le rapport vain entre un savoir et son objet, et pour reprendre Derrida, que ce qu'on ne peut pas dire, on ne peut parfois pas même l'écrire.
Au delà de ce relativisme nauséabond et romantique dont je fais preuve, j'apprécie ton retour entre deux silences, indiciblement fructueux.