Nous parlons même langage
Et le même chant qui nous lie
Une cage est une cage
En France comme au Chili
J. Ferrat, Complainte de Pablo Neruda
Comme je ne prends pas assez de photos, je fais de la récup'. Ci-dessus: plaza Ecuador, un dimanche matin de septembre. Au passage, cet article est ponctué de petits clins d'oeil, et c'est insupportable. Puisses tu m'en excuser, Ô lecteur.
Je ne sais plus en quelle langue je pense. Je me prends à rêver en espagnol, à rire en anglais, à m'énerver en français. Entre les nouvelles navrantes de l'Hexagone, et les quelques émissions d'histoire en espagnol (miam !), je suis encore dans une zone très schizophrénique de ma pensée linguistique. Je mélange les verbes, échange les mots, multiplie les cacologies et autres barbarismes (comment ça, je suis pas clair ?). Si mon style en est affecté, que l'on ne s'étonne point.
Du Chili dans une vie quotidienne.
Les Chiliens sont fous. Fous. Par exemple, ce soir, mes colocs m'ont trainé à una peña (sorte de fête estudiantine) qui prenait lieu et place... dans l'Université en elle-même. C'est-à-dire que les étudiants boivent, écoutent de la musique, font la fête, à l'intérieur même de leurs locaux. Le Chili est un pays étonnant. Je pense que, pour faire la même chose à Sciences Po Lille, il faudrait donner un rein en gage de caution. Ou alors, le faire à la Sorbonne lors d'un mois d'agitation sociale et estudiantine. Je suis à la fois émerveillé, et profondément dérangé. Les Chiliens sont fous.
Commencent en ce début septembre ce que les Chiliens appellent les fiestas patrias. Sorte de 14 juillet sur une semaine, synonymes de vacances (une semaine, wéééé !), et d'évènements nombreux. Alors, au lieu d'un feu d'artifice, et d'un défilé militaire (concepts qui font fureur dans ma France natale, fêtant la prise de la Bastille, événement symbolique, mais inutile s'il en est un...), le Chili fête lui son indépendance. Cette année, il fête même le bicentenaire de l'indépendance (comme disaient les inconnus: ''c'est grâce à des gens comme Jack Lang qu'on fête le bicentenaire. Parce que, je vous rappelle, sous Giscard on l'avait pas fêté le bicentenaire, hein !") du pays. Fleurissent alors partout, mais alors partout, les trois couleurs chiliennes, bien différentes du drapeau tricolore français, puisqu'elles sont rouge, blanche, et bleue. Les drapeaux sont partout. Aux fenêtres, sur les magasins, les voitures, les bus, les taxis, les affiches publicitaires. Le mec qui vous vend d'habitude des conneries tombées du camion se reconvertit en patriote convaincu, et propose à la pelle des drapeaux aux couleurs nationales. Et je réflexionais (un des fameux barbarismes que j'évoquais plus haut) qu'un tel élan nationaliste était aujourd'hui improbable, sinon impossible, dans notre bel Hexagone. Et je ne sais pas si cela est plus mal. Je regrette cependant de ne pas avoir apporté avec moi un drapeau européen, histoire de faire un peu de provocation, et de revendiquer mes couleurs à moi.
Je vis désormais avec trois Chiliens. Je suis aux anges. Mon fameux Jorge, funky comme tout, dont le rire ferait passer Dominique Farrugia pour un introverti ; Soraya, colocataire de toujours, timide et charmante ; et Mélissa, assistante sociale frisant la trentaine, gentille comme pas deux, dont l'accent m'empêche encore de comprendre de manière fluide ses blagues multiples. La vie quotidienne est belle, vivante, drôle. Et je crois que je ne changerai cette immersion dans l'univers chilien pour rien au monde, ou presque.
Du Chili dans une vie politique.
Fatigué des évènements politiques attristants de ma France natale, j'essaie alors de me tourner vers d'autres perspectives sud-américaines. Que ce soit ce huevon de Piñera (Sarkozy local), les mouvements sociaux estudiantins prenant de l'ampleur, les rapports à l'histoire révolutionnaire du continent, tant de sujets mélangent avis attendus, et perspectives étonnantes. Depuis les visions romantiques attendus des fils de gauchistes, regrettant la période Allende, jusqu'aux étudiants en mal d'opinion politique, encore en pleine formation, en passant (par la Lorraine !) par les personnes clairement inintéressées par ce type de réflexions... Le pays est riche, très riche, beaucoup plus dispersé dans ses avis que je ne m'y attendais. Les lectures se superposent, et ne se ressemblent pas. Impression d'un trop plein à connaître, d'un besoin d'apprendre, d'une nécessité intellectuelle à assouvir. Ça, c'est ce que j'appelle le bonheur, m'ssieurs dames.
Mon frère me demandait quand j'allais prendre ma carte au parti ''marxiste'' (heu... Dude, ça existe pas le parti marxiste... Le marxisme est un ensemble de théories philosophiques et politiques, qui ne peut, du moins aujourd'hui, définir clairement une orientation politique, telle qu'elle doit être revendiquée par tout parti politique se voulant un brin audible. De fait, un parti peut être marxiste, dans ses caractéristiques, mais plus difficilement, marxiste dans son essence, soit dans son nom et son entière définition d'un projet politique réel. Mais passons). Et je crois que cela inquiète aussi certains de mes proches (qui se reconnaîtront, j'en suis sûr). J'avoue être réellement conquis par un certain esprit chilien, ou plutôt sud-américain, vis-à-vis de l'évolution historique du monde. Entre les lectures données par nos profs, les documentaires pro-Allende ou pro-castristes, les rencontres avec des gauchistes pure souche, cela provoque la nécessité, sinon de s'engager, du moins de se cultiver, de changer de regard, de mettre en perspective ses convictions profondes, de faire une révolution, au moins de son propre intellect (ça y'est, mon père a fait une crise cardiaque). Et l'on manque cruellement de cela, en Europe. En tout cas, c'est mon avis. Non pas de la connerie que peut produire (et que produit même) l'idéologie, qu'elle soit réactionnaire ou progressiste d'ailleurs, sinon de l'émulation intellectuelle qu'elle génère. De la ferveur qu'elle provoque. De l'amour de la vie qu'elle partage. Non pas par l'adhésion complète et indéfectible à ses principes, sinon dans ce qu'ils ont de révélateurs de nos propres contradictions, et en ce qu'ils permettent de les repenser. Et, ne serait-ce que par cela, uniquement cela, j'ai déjà ''pris ma carte au parti marxiste'', si l'on entend que cela revient à réfléchir sur sa propre appartenance politique. Simon me parle souvent du fait qu'il faut ''apprendre à lire, après avoir appris à lire''. Soit lire vraiment, en comprenant, en s'investissant. Je pense que c'est la même chose pour la pensée politique. Toujours réapprendre à penser, après avoir appris à penser. Bon, j'ai été un peu démonstratif, je m'en repends.
Du Chili moche (cette partie va faire bader mes vieux. Je leur demande donc de ne pas stresser, je tente juste ici d'esquisser une vision réaliste de ce que je vois et vis au Chili, et cela ne veut pas dire que je suis dans une cité de tous les dangers. Au passage, l'indice de corruption serait plus élevé en France qu'au Chili. Ça donne à réfléchir, non ?).
Le Chili est aussi, et j'insiste sur cet aussi, laid. Très laid. Heidegger disait: ''qui ne sait pas penser, se contente de raconter des histoires''. Je l'emmerde.
Un mec patibulaire s'approche de nous dans une rue passante, en milieu de soirée. L'air complètement névrosé. Très vilain. Il me regarde, et essaye de me prendre à part. Je ne comprend pas, et je m'écarte. Mon colocataire s'interpose. Discussion étrange. Je capte des bribes de paroles, mais n'arrive pas à assembler le puzzle. Le type continue à me regarder. Et me dire des choses que je ne capte pas. C'est à moi qu'il veut parler, visiblement. Je m'en vais (''monsieur, je vous méprise'', pensai-je presque tout fort). Mon coloc' me rattrape. Le gars voulait me vendre de la cocaïne. En l'ignorant magnifiquement, nous continuons notre route. Dingue qu'on puisse vendre de la coke dans la rue. Histoire de rien du tout. Ce n'est pas tant le caractère totalement original de cette altercation dangereuse, attristante, d'un drogué quelconque, qui me frappe. Sinon que je suis, en tout lieu, en tout temps, directement identifié comme un gringo. A la première vue, tout Chilien peut savoir que je suis étranger, et donc la personne à niquer, pour parler clairement. Joder. Petit blanc perdu dans l'azur sud-américain, je suis un remarqué au milieu du paysage. Histoire de rien du tout.
J'étends mon linge à la fenêtre. Une voisine italienne se pointe dans la rue. Conversation cordiale, drôle. Nous parlons plusieurs minutes avec un plaisir non feint. Un homme, blanc, rasé, l'air gringo (comme moi, quoi), arrive en courant dans la rue. Dans un mélange approximatif d'anglais et d'espagnol, il nous fait comprendre qu'il cherche un mec qui serait passé par la rue en courant. Pas vu. Il nous apprend qu'il vient de se faire chourer son appareil-photo. Je ne peux que compatir. Outch. J'apprendrai plus tard qu'il était Suédois, et n'avait apparemment que peu conscience des risques de vol à la tire d'ici. Je referme ma fenêtre.
Non, je ne souhaite pas ici renforcer la psychose sécuritaire qui, en Europe ou en Amérique du Sud, est déjà assez soutenue comme cela... Mais c'est aussi ça l'expérience, non ? Distinguer le laid, en prendre pleinement conscience, pour n'en apprécier que plus, bien plus, le beau, le magnifique, et l'irremplaçable.
Je me prends à penser que ce monde violent, en France comme au Chili, m'est totalement incompréhensible. ''L'humanité n'a peut-être que ce qu'elle mérite''. Au fond de moi, pourtant, je me dis que ''si Dieu existe, j'espère qu'il a une bonne excuse''.
Tudy
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire